L'escalade pour tou-tes en débat
la grimpe au risque du marché ?
L'escalade vient de devenir un sport olympique. Une reconnaissance qui accompagne un essor indiscutable de la pratique et de sa popularisation, notamment grâce à la la multiplication des Structures artificielles d'escalade (SAE). Toutefois, aujourd'hui, l'activité semble parvenir à une limite, après avoir pourtant surmonté de nombreux obstacle (se libérer de l'alpinisme, explorer de nouvelle surfaces, s'ouvrir à de nouveaux publics). Elle doit aussi affronter à l'ombre grandissante du secteur privé, qui a bien compris l'intérêt financier de cette passion pour la grimpe. Quels sont donc les risques qui guettent cette «nouvelle» activité qui, à l'instar du running, semble de plus en plus phagocytée par les logiques marchandes... Ce sont, entre autre, à ces questions que Gilles Rotillon, dans son dernier ouvrage, La leçon d'Aristote : sur l'alpinisme et l'escalade, s'attaque. L'occasion d'en débattre.
# Par Nicolas Kssis
Voilà quelques décennies que l'escalade s'est progressivement émancipée de l'alpinisme, notamment en construisant à un rapport tout autre, voire diamétralement opposé, au risque de la «mort» (1). C'est du moins le point de vue que défend Gilles Rotillon, Professeur émérite en sciences économiques à l'université Paris Ouest et militant de la cause de la grimpe, que ce soit au sein de la FSGT ou de la Fédération française de montagne-escalade (FFME, qu'il a contribué à fonder.) Pourtant, aujourd'hui, les enjeux qui se posent dans son développement ne portent plus tellement sur ce schisme épistémologique dans la dimension élitiste, ou non, de la pratique. L'évolution globale de notre système économique, et de notre société, font peser désormais bien d'autre dangers son avenir.
Commençons par l'actualité. L'escalade a rejoint cet été la grande famille olympique (2). Quelques jours après cette introduction officielle, des Championnats du Monde se tenaient à Paris du 14 au 18 septembre à l’AccorHotels Arena ! 16 titres de champion du monde furent attribués au cours de cette édition qui rassembla 500 participant-es et plus de 20 000 spectateurs/trices. Or, vécue comme une forme de reconnaissance, puisqu'il s'agit «d'imiter» ou de se «hisser» au niveau des autres sports, cette mutation compétitive passe en perte et profit de nombreux traits constitutifs de la pratique escalade.
Pour se démocratiser, cette dernière a dû en passer par la mise en place d'un service public du sport assumé par une base militante et bénévole qui s'appuyait sur une forme d'autogestion des grimpeurs/euses qui trouva forcément son débouché dans des fonctionnements originaux et dynamiques de vie associative, dont la FSGT est parfaitement exemplaire. Dès lors, l'escalade olympique risque, selon Gilles Rotillon, de conduire à un processus de dénaturation de l'activité, y compris aux yeux de la population. Extraits : «D'un coup, on survalorise l'épreuve de vitesse qui ne correspond à aucune pratique réelle et n'est présente que dans quelques compétitions parce qu'on imagine que le public va la trouver spectaculaire. C'est peu dire que cette version de l'escalade est réductrice. (...) succession de sauts d'une prise à l'autre qui devient à mon avis monotone au fur et à mesure du passage des concurrents qui ne se différencient que par quelques fractions de secondes. (...) Si l'escalade arrive aux JO sous cette seule forme de la vitesse, elle ne risque guère de déboucher sur une augmentation du nombre de pratiquants. Mais comme ce n'est pas le but recherché par ceux qui se font les propagandistes de son introduction, tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes.»
Il existe donc un risque évident de voir l'escalade finalement prendre une tournure élitiste alors même que son élan repose sur l'investissement des grimpeurs et grimpeuses qui ont su dépasser les obstacles techniques, pour rendre accesibles à tous les voies ou permettre au plus grand nombre, y compris scolaire, de s'emparer des SAE. Mais au-delà de cette pression par le «haut-niveau» d'autres évolutions plus sournoises se font sentir.
«Ce que je montre dans le livre», explique Gilles Rotillon, «c'est que l'escalade se définit par un niveau d'équipement assez élevé qui demande de l'entretien. Pour qu'une falaise soit de libre accès, il faut qu'elle soit entretenue, sinon il y aura désaffection de la part des grimpeurs. La sécurisation est un enjeu qui doit être gagné, sinon on va de plus en plus faire payer l'escalade par divers biais liés à la sécurisation. C'est d'autant plus important que les falaises ont été créées par les grimpeurs et ils risquent de les perdre.»
Rien ne serait plus erroné toutefois que d'imaginer que, dans l'escalade, la marchandisation opère de manière aussi violente ou directe que dans d'autres disciplines. Elle avance même parfois avec des leviers insidieux. «On est passé en quelques années de l'équipement de falaises par les pratiquants eux-mêmes à la mise en route de plans d'équipements départementaux en France, avec des fonds publics rétribuant des professionnels, sans parler des multiples falaises dans le monde, que ce soit en Chine, à Cuba ou à Kalymnos, sous l'impulsion de grimpeurs à plein temps et/ou d'entreprises comme Petzl à l'occasion d'événements sportifs promotionnels». La marchandisation larvée qui s'appuie sur l'affaiblissement de la vie associative, quand elle ne cherche pas à l'évincer directement, est d'autant plus ardue à analyser qu'elle opère dans un univers jusqu'à présent relativement épargné, parfois en jouant simplement la carte de la complémentarité. «Regardez le développement de salles privés où, il faut bien le reconnaître, se rendent aussi nombre de grimpeurs inscrits dans les clubs, simplement parfois parce que le gymnase est fermé le dimanche et qu'ils veulent continuer à grimper.»
Comment la vie associative peut-elle affronter ces nouvelles pressions du contexte, qui vont de la multiplication des normes à l'attribution sélectives des créneaux des SAE ? «Il faut reconnaître qu'il existe en escalade des pressions fortes sur la vie associative. Pour qu'un mur vive, il faut changer les voies régulièrement, etc. Cela exige du temps, des efforts qui reposent généralement sur quelques-uns, une petite minorité.» Il existe donc forcément une tendance compréhensible de profiter de la «vogue» de cette activité (il suffit de voir les listes d'attente dans les clubs parisiens). Se contenter de surfer dessus n'est pourtant pas la meilleure façon de lui garder son assise associative. «Cela suppose que les individus aient intérêt à adhérer. L'association propose des activités répondant réellement à des besoins et, de ce point de vue, la politique sportive réduite à la création d'une image "attirante" (ou du moins pensée comme telle), réduite au marketing, est dérisoire.» Au contraire, Gilles Rotillon invite à s'emparer des «enjeux du long terme», et d'éviter le piège de «l'action immédiate» pour garantir la pérennité de l'escalade associative, qui ne doit pas essayer, en vain, de combattre le privé avec des armes qu'il maîtrisera toujours bien mieux. #
(1) La mort n’est bien évidemment pas le but en alpinisme, mais elle est toujours plus ou moins présente dans l’activité et l’ignorer c’est le pratiquer dans l’inconscience (la meilleure chance de ne pas se tuer en montagne est de savoir que c’est possible). Au contraire, en escalade, tout est fait matériellement pour éliminer le risque mortel, de l’équipement « béton » à la purge des falaises, en passant par le scellement des prises instables.
(2) Le Comité international olympique (CIO) a accepté, en août 2016, d’ajouter l’escalade sportive (sur SAE), ainsi que le skate, le baseball ou le surf, au programme des JO de Tokyo 2020 «afin d’aller à la rencontre de la jeunesse et de refléter la tendance actuelle à l’urbanisation du sport», dixit le blog politiques-sportives.blogspot.com (3/08/2016).
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